ÉLOGE DES HUMANITÉS CRÉOLES

Publié le par Jérôme POINSOT

ÉLOGE DES HUMANITÉS CRÉOLES
La publication d’un roman de René Depestre

René Depestre n’ayant pas publié de roman depuis Hadriana dans tous mes rêves (Prix Renaudot en 1988), la parution de Popa Singer aux éditions Zulma constitue un véritable événement littéraire, tant les lecteurs de René Depestre ont pu être à chaque fois surpris par sa capacité de renouvellement et d’invention. Si le style poétique très travaillé reste incontournable dans chacun de ses récits, on se souviendra sans doute de la dimension théâtrale et pour tout dire exemplaire du Mât de Cocagne, ainsi que l’épopée fantastique et surréaliste d’Hadriana. Aujourd’hui, dans Popa Singer, René Depestre nous propose un texte à la portée ouvertement autobiographique, où il met en scène son retour en Haïti, son pays natal, lors de l’accession à la Présidence de la République de François Duvalier, connu de sinistre mémoire pour avoir instauré un régime raciste et une dictature sanguinaire qui ravagèrent Haïti pendant près de 30 ans. Quant à la mère du narrateur, Dianiria Fontoriol — surnommée affectueusement Popa Singer, « papa Singer » —, elle fait ici l’objet d’un éloge, tant elle a dû se battre contre la misère à la suite du décès de son mari pour faire vivre et élever seule ses enfants, grâce à sa machine Singer. Il faut dire que tout en proposant ses services de couturière, elle a bénéficié de la clair-voyance tutélaire d’un esprit vaudou d’ascendance germanique qui lui a été légué par l’enseigne du marchand à qui elle l’avait achetée.

 

Face à la terreur tous azimuts rigoureusement administrée par le « Président à vie », elle oppose sous son toit la bienveillance et l’harmonie d’une famille où se trouvent mélangées toutes les opinions politiques, toutes les religions et toutes les races, en un véritable concert des nations miniature. Alors qu’un de ses enfants se trouve prendre activement part à la dictature, deux autres vont rapidement s’opposer à sa barbarie : c’est le cas notamment de Richard Denizan — alias René Depestre — à qui le despote entend bien confier un poste prestigieux au sein de son corps diplomatique. Pris en étau entre l’amitié qu’il porte à l’ancien camarade de jeu de son enfance et la ligne stalinienne d’un parti communiste entré dans la clandestinité, Richard Denizan doit composer avec les rouages acérés de la dictature pour rester en vie. Refusant l’offre du dictateur, au risque de mettre les siens en péril, il affronte toutes les intimidations possibles et imaginables que le régime peut lui infliger : de la perquisition de sa bibliothèque personnelle — qui se terminera en autodafé —, à un interrogatoire plus que menaçant au siège de la milice, en passant par l’agression sordide, à domicile, de deux de ses parents proches. Sous la pression d’un tel déchaînement de violence, le lecteur assiste à l’éclatement de cette belle harmonie familiale, chacun se trouvant contraint, hormis Popa Singer, à devoir prendre le chemin de l’exil pour se mettre en sécurité.

 

Délaissant le réel merveilleux vaudou pour nous proposer un texte ouvertement poétique et politique, ce roman de René Depestre n’a pas à pâlir aux cotés de ses œuvres précédentes. Très actuel — la menace barbare de la dictature duvaliériste ressemblant étrangement à celle qui pèse aujourd’hui sur nos sociétés démocratiques —, le lecteur se rend compte combien cette période de l’histoire sombre d’Haïti se trouve être à l’origine de son inspiration romanesque. Au-delà du vibrant hommage rendu à sa mère, ainsi qu’aux pouvoirs pacificateurs du métissage, Popa Singer est un dépassement ultime des impasses rencontrées dans le Mât de Cocagne et dans Hadriana dans tous mes rêves. Pour la deuxième fois, René Depestre y exauce le vœu formulé par Jacques Stephen Alexis qui, dans ses « Prolégomènes » à sa communication sur le réel merveilleux haïtien de 1956, aspirait à l’avènement d’un loa blanc métisse. Or, c’est bien l’humanisme démocratique du loa maître-tête germanique qui possède Popa Singer qui va permettre à Richard Denizan d’échapper au processus de zombification sur mesure que lui a réservé le Grand Électrificateur des Âmes, à l’instar du héros du Mât de Cocagne. Ainsi, alors que sa révolte contre la dictature d’Élie Lescot l’avait poussé à s’engager en poésie, René Depestre lève ici un coin du voile sur son passage à la prose, en revenant sur la dictature de François Duvalier. D’une manière assez cryptique, « la grave affaire Kima-Rimini » (p. 68), lui permet de faire allusion à l’arrestation et à l’assassinat manqué de la militante féministe Yvonne Hakim-Rimpel, en janvier 1958. Exécutée par un commando de tontons macoutes en présence de Papa Doc, elle fut laissée pour morte dans une fosse pour finalement parvenir à s’en échapper. Malgré cela, les paysans du voisinage refusèrent de lui porter secours car ils l’avaient prise pour un zombie. Or, il semble bien que ce drame de la barbarie duvaliériste ait servi de modèle à la zombification manquée d’Hadriana, tant il en rappelle un des principaux épisodes.

 

Ainsi, le récit des aventures de Richard Denizan permet à René Depestre de faire un bilan politique et littéraire de son existence, son exercice romanesque correspondant à son refus de se soumettre tant à la dictature de François Duvalier qu’au stalinisme international qui régnait à cette époque. Enfin, et peut-être plus clairement dans ce roman que dans les autres, René Depestre dénonce avec beaucoup d’humour et de vitriol l’ingérence et le soutien des États-Unis d’Amérique à cette dérive totalitaire qui a ensanglanté le destin de son pays, la dictature de François Duvalier étant par ailleurs aujourd’hui reconnue par les historiens comme une réaction nationaliste extrême et pour tout dire, une conséquence directe de la domination impérialiste et raciste qui frappa Haïti durant l’occupation américaine, de 1915 à 1934[1].

 

Popa Singer semble donc venir clore l’œuvre romanesque de René Depestre en proposant un récit plein de poésie, d’humour et de rebondissements, par lequel le lecteur se trouve emporté, sans s’en rendre compte. À sa sensibilité surréaliste insoumise, toujours en révolte, René Depestre superpose un bilan en demi-teinte de son érotisme solaire, dont il a pu entrevoir les limites, dans une période aussi mouvementée. À la lueur de son vécu personnel, il met en lumière l’histoire politique de son pays, afin de clamer haut et fort son aspiration à un pan-humanisme démocratique, afin que ne réapparaisse jamais, en Haïti ou ailleurs, un « terrorisme mystique balnéaire ».

 

 

 

Jérôme POINSOT



[1] Voir Elizabeth ABBOTT, The Duvaliers and Their Legacy, New York, Mcgraw-Hill, 1988.

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Extrait

 

Extrait

(pages 13-14)

 

à chaque escale, dans ses traversées d’animal marin, des pouvoirs d’État sorcellaires, érigés sur son chemin en profanateurs des humanités, lui tendront des embuscades : droites et courbes de sa vie seront engagées dans des bagarres, à coups de rasoir ou de fusée, pour la cause d’un petit prince de la tendresse, appelé, dans la compassion et l’innocence, à vivre des temps de guerre civile, en soi-même ou avec ses semblables, en butte aux offensives des vieilles ténèbres de l’épée, la foi, le marché, les trois ordres qui sont à l’origine des naufrages du monde

 

ses outillages d’îlien de la Caraïbe seront des engins de flibuste et de forge : crochets, grappins, tenailles, soufflet, marteau et enclume de l’aventurier au long cours. Au soleil dernier de son destin sa baraka de poète vaincu prévaudra malgré tout contre le sort, la poisse, les outrages à son appétit de vivre : au plus haut de sa crue l’état de possession qui porte sa Popa Singer von Hofmannsthal sera à ses côtés pour résister à la géométrie cannibale de la nouvelle mer qu’on voudra lui faire traverser. Sa course éperdue à la mer libre devra charrier le gravier, le sable, le limon, le plancton merveilleux des enfances qui protègent l’état de poésie des icebergs meurtriers de la haine et de la barbarie...