JOYEUSES FETES !

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Tristes à la fête

Avant d’entrer dans ce roman, le lecteur doit savoir qu’il n’en sortira pas indemne.

Emporté par la voix enjouée de son jeune narrateur, il sera convié à se plonger dans les méandres affolants de sa vie d’immigré et de ses mésaventures : « cette merde sourit à l’ombre de nos fêtes, de cette fête et de cette merde qui s’enlacent et s’entrelacent comme des serpents qui font l’amour pour pondre des œufs ou des petits déjà prêts à aller ramper leur destin là où ils peuvent dans la gueule de tous les risques de mort prématurée et tout ce que vous savez, vous aussi de votre côté. »

Car la vie qui s’impose à lui n’est pas simple. Pris en tenaille entre deux cultures, celle de ses parents africains et la sienne (il est citoyen français), il porte sur sa famille et les choses un regard sans concessions, exposant le lecteur à d’incessants chocs de civilisation, où il nous arrive souvent de perdre nos repères tout en percevant, par intermittence, des lueurs de vérité. Ces contrastes culturels sont d’autant plus criants qu’ils apparaissent dans les situations les plus critiques, où les personnages en arrivent à devoir faire usage leur corps afin de rendre leur vie plus digne ou tout simplement, d’exister. C’est ainsi que Sami Tchak dresse un portrait des dérives exotiques de la vie sexuelle dans les cités de la banlieue parisienne, jusque dans les arrondissements de la capitale, dont le centre de gravité se trouve selon lui dans le 19e arrondissement, à la Place des Fêtes.

Retracer les péripéties d’un tel récit serait vraiment inutile et surtout dommage – mieux vaut laisser au lecteur le plaisir de les découvrir –, mais du compagnonnage avec le narrateur, véritable philosophe du bitume sans en avoir l’air, il ressort que l’humour de ses propos licencieux permet justement de faire face à des situations douloureuses dont la signification, quant à elle, n’est jamais à prendre à la légère.

Âme sensible, s’abstenir !

JOYEUSES FETES !
PUTAIN DE DÉBAT

PUTAIN DE DÉBAT !

 

 

 

Est-ce que je vous ai déjà dit que papa est né là-bas, que maman est née là-bas et que moi plus mes petites sœurs nous sommes nés ici ? Bien donc. C’est pour ça que papa et moi, on ne voit pas les choses de la même façon. Sa couleur n’est pas plus lourde à porter que la mienne, puisque nous avons sur le corps la même merde. Ce n’est donc pas ça le problème ! Mais, ma peau a des yeux un peu différents de ceux de papa. C’est ça qui fait que toujours entre nous, c’est l’affrontement verbal.

Par exemple, la semaine dernière, j’étais allé dans la famille, pour voir papa et maman quoi, et on regardait la télé et, comme toujours, on voyait des fesses et des seins nus. Papa, que personne n’oblige à regarder la télé mais qui, s’il ne sort pas, ne mange que la télé, papa donc se met à râler. Vous connaissez, vous aussi, la chanson ! Oui, les Blancs et leurs mœurs, mon Dieu, c’est Satan qui les gouverne, c’est Satan, c’est vraiment un peuple de Satan. A-t-on idée de créer un peuple comme ça ? Des gens mangent le caca pour jouir, ils se font fouetter ou fouettent pour jouir, ils baisent avec les chiens et les pigeons et il y a leur dégoûtante homosexualité, pouah ! Allah, si tu balayais tout ça pour repartir de zéro, mon Dieu ?

Maman, qui n’est pas tellement d’accord avec papa, ne veut pas sacrifier une miette de sa précieuse salive qui peut toujours lui servir avec ses amants. Mais moi, je ne peux pas laisser mon paternel débiter de telles idioties, ça fait honte quand même ! Je réagis vivement. Est-ce qu’il ignore, lui papa, qu’avant l’arrivée des Blancs là-bas, les hommes et les femmes, en matière de cul, c’était pire que les chiens ? Ça vivait nus et ça se prenait partout sans même se soucier de qui est qui. Tu peux t’appeler Marie-Ange ou Pépita, ce n’était pas leur problème, ils te prenaient sauvagement jusqu’à te mettre l’entrecuisse en sang et le derrière en feu. Quand les Blancs sont arrivés là-bas, ils ont été tellement scandalisés qu’ils ont entamé la guerre sainte contre la lubricité animale des gens de là-bas. Ces mœurs-là, c’est les Blancs qui les ont dépoussiérées là-bas ! Malgré ça, qu’est-ce qu’on a aujourd’hui là-bas ? Les gens ne pensent qu’à baiser et après on va s’étonner que le sida leur tombe dans le cul ? Ils se droguent au sexe, tous. Et si papa croit dire quelque chose d’intéressant en disant que les Blancs c’est la pédophilie, je vais lui dire moi aussi que les Noirs de chez lui là-bas ce n’est pas la pédophilie parce que là-bas baiser une gamine c’est légal. Si on appliquait les mêmes lois là-bas, il y aurait des maris qu’on arrêterait pour pédophilie sur leur propre épouse. Et puis, les homosexuels et les gens qui baisent les animaux, ça court les rues en Afrique, merde ! L’œil ne voit pas la crotte en son coin et voit toutes les saletés dans les autres yeux.

Comme d’habitude, papa, il m’insulte : vendu. Et quand il ne sait plus que dire, il sort un autre argument pour me vaincre, s’il ne se remet pas à me maudire pour ce que j’ai fait à la famille en faisant un enfant à ma cousine, malgré tout ce qu’il m’avait dit. Ça ne marche plus, je vis avec ma cousine, nous sommes unis par ce qui nous unit, on s’en fout du reste. Papa, tu vois bien que tu t’es trompé ? Mais, quand même, vieux ! au moins une fois, reconnais que tu t’es trompé sur toute la ligne dans la vie, que tu n’as jamais rien vu de juste, que tu as toujours été l’homme pressé qui court à reculons en s’éloignant, à chaque effort fourni, du but qu’il recherchait. Mais oui, papa, tu vois ? Cette cousine que tu n’aimais pas parce qu’elle te rappelait tes propres filles qui t’ont coulé entre les doigts comme l’eau précieuse conservée dans la main, cette cousine, dont tu disais toujours du mal comme par souci de blesser son père, ton petit frère dont tu es devenu jaloux sans que je sache pourquoi, cette cousine, oui, papa, je l’aime et nous sommes heureux. Papa, vieille crotte, as-tu jamais détenu les clés de l’avenir ? Es-tu celui qui décide des devenirs ? Sais-tu où se trouve le chemin de chacun ? Si tu l’avais su, tu aurais d’abord trouvé un chemin pour toi-même. Ce qui n’a pas été le cas. Pauvre papa !

Papa cherche alors autre chose pour me flinguer. Il me dit oui, le banditisme, la violence, la délinquance, les armes partout, les fous qui tuent en série, les pourris de toutes les catégories, ça au moins, tu sais que c’est les Blancs qui ont fait ça ? Leur pays, c’est la jungle, non ? Et tout le baratin du genre facile à deviner.

Je lui dis, à mon cher géniteur (c’est à voir) de ne pas se leurrer, qu’il n’y a rien chez les Blancs dans ces domaines qu’on ne retrouve pas en Afrique. D’ailleurs, en Afrique, même les États sont des bandits à visage découvert. Ils volent, ils violent, ils cambriolent, ils tuent, ils chient partout, merde ! Quand les gens vont jusqu’à faire tirer au sort à leurs victimes entre leur couper le bras, leur crever l’œil, leur couper la jambe ou la tête, et que cette loterie est imposée jusqu’aux bébés, je dis : il faut réfléchir avant de critiquer les autres.

Papa me dit : « Voilà en quoi l’Afrique est supérieure à ces gens-là. Si nous avions vécu en Afrique, tu aurais reçu de l’éducation et tu aurais su qu’un enfant ne contredit pas son père. Un enfant écoute la sagesse des vieux. » De tels discours, vous ne pouvez pas savoir comme ça me les gonfle. Des vieux sages, comme s’il suffisait d’être vieux pour cesser d’être un imbécile, un menteur, un lâche, un con, un barjo, un idiot ! Comme si être jeune avait été une tare ! Un vieux, c’est leur livre là-bas. Et quand il meurt, ils disent que c’est une bibliothèque qui brûle. Pas étonnant pour des gens qui n’ont pas inventé l’écriture. C’est pour ça qu’ils sont restés arriérés, parce que des gens qui n’ont pas de bouquins ne peuvent rien inventer, ils ne peuvent pas évoluer comme les Blancs. Eux, ils ne peuvent que palabrer sous leurs arbres au moment où leurs singes jappent dans les arbres.

Leur palabre, laissez-moi rigoler ! C’est n’importe quoi, je vous dis. Ça jase de partout, c’est antidémocratique, les femmes et les jeunes ne doivent pas l’ouvrir, on fait tout pour humilier les faibles, on fait comme dans les fables de La Fontaine, l’âne condamné pour avoir brouté et le lion sanctifié pour avoir tué. Et les gens veulent nous faire croire que c’est ça la voix de la sagesse cette merde d’arriérés mentaux ? Mais je rêve ou quoi ? Ils décident, sous leurs arbres, que telle personne est sorcière et ils la lynchent parce que leurs marabouts, leurs féticheurs et tout ce bordel de menteurs culturels leur disent qu’une maladie, c’est toujours une histoire de sorcier. Alors, au lieu de chercher les causes scientifiques du mal, ils accusent des innocents qui ne peuvent pas se défendre. Et c’est ça leur palabre et leur sagesse des vieux, à ces gens-là qui ne voient même pas que le monde évolue, que nous sommes déjà à deux pouces de vivre et de baiser sur Mars.

Comme le ton montait entre papa et moi, je m’étais barré avec ma voiture. J’en ai une maintenant ; la mobilité sociale, ce n’est pas fait pour les chiens, remarquez. Dans notre nouvel appartement du XXe, j’ai retrouvé ma cousine qui m’attendait pour bouffer. Je lui ai raconté les élucubrations du vieux. Elle m’a dit que le sien, mon tonton donc, a bigophoné et répété qu’il est content que nous nous soyons mis ensemble. Parce que la famille, c’est très important, que comme ça, même nos enfants vont rester dans la famille. Que maintenant que nous savons que ce sera un garçon de ne pas oublier sa demande. Il ne veut rien de compliqué, il ne demande qu’à léguer son prénom au gosse. Même si nous trouvons que son prénom fait vraiment ringard. La maman de ma cousine, l’épouse de tonton donc, a laissé elle aussi son petit message. Il faut compter sur elle, elle sera là pour laver bébé quand il viendra, elle sera là pour jouer son rôle de grand-mère.

Je me suis demandé comment nous avons fait, ma cousine et moi, pour avoir des parents si différents alors qu’ils sont liés par le sang. Papa est allé au pays prendre une femme de sa famille. Voilà qu’il me dit qu’on ne doit pas prendre femme au sein de la famille. Tonton est de même père et de même mère que papa. Mais, tonton trouve que c’est merveilleux que nous nous soyons mis ensemble comme ça. La mère de ma cousine pense comme son mari mon tonton. Maman pense comme papa. Est-ce que les femmes pensent comme leur mari uniquement pour ne pas se donner la peine de penser par elles-mêmes ? Parce que maman seule, elle aurait pensé autrement au sujet de cette histoire. Enfin, vous savez, les choses sont ce qu’elles sont, tant pis et tant mieux !

 

 

Sami Tchak, Place des fêtes,

Paris, Gallimard, 2001, p. 280-284.