ENTREVUE AVEC GARY VICTOR

Publié le par Jérôme POINSOT

ENTREVUE AVEC GARY VICTOR
Bonjour Gary Victor, merci beaucoup de m’avoir accordé cet entretien où j’espère que vous accepterez de me parler aussi bien d

Bonjour Gary Victor, merci beaucoup de m’avoir accordé cet entretien où j’espère que vous accepterez de me parler aussi bien de votre travail d’écrivain, de votre œuvre mais aussi de la situation actuelle en Haïti.

On ne vous présente plus au public : selon Wikipédia, vous êtes « l’un des romanciers les plus lus en Haïti ». Votre œuvre déjà foisonnante a été saluée par de nombreux prix, ce qui m’amène à vous poser cette question : vous considérez-vous comme un écrivain baroque et si oui, la reconnaissance de cette esthétique littéraire vous semble-t-elle aller de soi lorsqu’on évoque la création littéraire haïtienne contemporaine ?

 

Le terme baroque fait référence souvent à la fantaisie, à l’inattendu, à la bizarrerie, à la profusion des formes et des ornements. Du point de vue occidental, mon écriture peut être considérée comme baroque. Si je décris un lieu de l’occident, une ville par exemple, tout est bien tracé, tout ordonné. Tout est régi par des règles même le nombre de passagers dans un taxi par exemple. Si je veux décrire Port-au-Prince, je ne peux que décrire l’inattendu, le surprenant, le chaos. La réalité de mon lieu est chaotique. Mon écriture, mon imaginaire lui donnent une touche étrange, surtout qu’entre mon imaginaire et ma réalité souvent il y a confusion, une absence de frontière. La plupart des écrivains haïtiens sont dans cette réalité à un niveau ou à un autre. Le baroque pour nous est en fait une forme de réalisme. C’est la restitution d’une réalité vue à travers le prisme de l’écriture et de l’imaginaire.

 

Si on relit d’un peu plus près vos deux derniers romans, on est frappé par l’impression qu’au-delà de la continuité des aventures de votre héros, Carl Vausier, ces deux romans se répondent en formant une sorte de contrepoint. Dans L’escalier de mes désillusions, vous allez même jusqu’à inverser complètement les rôles, Carl se sentant coupable d’être indifférent à Felicia alors que tout au long du roman, il souffre de l’indifférence de sa compagne Jézabel. Où avez-vous puisé cette inspiration ? Quels sont les auteurs qui vous ont accompagné sur le chemin de ce type d’écriture ?

 

C’est vrai que ces deux romans se répondent en formant une sorte de contrepoint. En fait, ces deux romans sont un éclatement d’un roman que j’ai publié en Haïti dont le titre était : Le Cercle des époux fidèles. Mon premier éditeur en France n’a jamais été trop intéressé à publier cette œuvre, peut-être jugée à l’époque trop intimiste. Ce roman qui peint les affres d’un écrivain, justement Carl Vausier pris en étau entre son amour pour sa femme Jézabel d’une incandescente froideur et son besoin de sexe qu’il tente d’assouvir lors de relations occasionnelles. Il va s’attacher un instant à une femme, Félicia, avec qui il éprouve une sorte de culpabilité. En fait l’inspiration c’est ma propre vie, mes propres expériences dans ce lieu Haïti que j’aime et que je déteste à la fois. Les auteurs qui m’ont accompagné sur le chemin de l’écriture ? Difficile à dire. J’aime bien lire Proust pour me mettre en train. J’aime la finesse, la subtilité et le raffinement de cet écrivain. Sa manière à nulle autre pareille à décrire le moindre sentiment même le plus ténu.

 

L’allusion au chef d’œuvre Crimes et Châtiment de Fédor Dostoïevski revient régulièrement dans votre œuvre ainsi que dans votre dernier roman, grâce à la figure d’André qui a tué à coups de marteau son père qui était violent. Cela est-il seulement dû au fait que pour vous, Jézabel qui est banquière de profession, est d’une insensibilité inhumaine (tout comme la victime de Raskolnikov, qui est usurière dans le roman de Dostoïevski), ou bien considérez-vous que plus globalement, la magie vaudou est néfaste, puisque qu’elle incite perpétuellement à la vengeance ?

 

Est-ce parce que Jézabel est banquière qu’elle est ainsi froide, presque inhumaine. Je ne le crois pas. Elle a peut-être été fragilisée, détruite même par une première expérience. L’Épouse n’est-elle pas dans son essence la féminité dans sa toute sa froideur et dans le seul rôle que lui donne la religion, celui de faire des enfants, lui déniant le doit du plaisir dans l’acte sexuel ? Vous verrez aussi qu’il y a aussi le pendant à l’Épouse dans mon roman pendant ce rêve-fantasme vécu par Carl Vausier où il fait partie d’une meute de mâle se battant pour une femme en rut personnifiant la déesse du sexe. Pour la magie et la vengeance, je dirais que souvent la magie, qu’elle soit vaudou ou autre, est utilisée pour satisfaire les instincts premiers de l’homme. Ce n’est pas être ou ne pas être. C’est avoir ou ne pas avoir. Tout le capitalisme est en fait basé sur la seconde proposition. Avoir ou ne pas avoir. Celui qui a, existe. Celui qui n’a pas se résigne ou se venge d’une manière ou d’une autre.

 

En dehors de la rédemption du pardon et de l’amour, L’escalier de mes désillusions fait la part belle à la psychanalyse, et se présente au lecteur comme le récit de l’auto-analyse de Carl. Quelle a été votre approche de la théorie analytique et avez-vous éprouvé le besoin de faire une analyse ?

 

Qui n’a pas éprouvé le besoin de faire une analyse, même si on voudrait le résultat de cette analyse pour soi, sans la présence d’un psy ? Tout être humain veut se comprendre. Malheureusement pas pour se perfectionner. Pour mieux poursuivre sa quête de l’avoir.

 

Alors que les ruminations de Carl sur l’état de décomposition de son couple donnent à votre roman une tonalité très sombre et pour tout dire mélancolique, on est surpris par le contrepoids que représentent les nombreuses relations extra-conjugales que Carl entretient successivement, relations qui sont autant d’occasion pour lui d’envisager l’amour sous ses différentes facettes. Or, ces infidélités s’achèvent sur l’épisode très marquant des célibataires québécoises venues satisfaire en Haïti leur appétit sexuel (149). Placé sous le signe des préjugés de race, s’ensuit quelques pages plus loin un épisode pour le moins surprenant : celui d’une scène de jalousie inutile et gratuite de Jézabel qui, paradoxalement, entre rétroactivement en conflit avec la sentence suivante, prononcée par elle : « La fidélité en amour est une vertu des bien pensants » (142). Le lecteur en arriverait presque à penser que finalement, dans un complet renversement de situation, Jézabel trompait également Carl, de son côté, mais silencieusement, sans en manifester aucune culpabilité. Qui sait, peut-être avec un homme blanc à son travail, où elle arrive chaque matin, en beauté, dans son tailleur, tirée à quatre épingles (132) ? Au-delà de son prétendu traumatisme de jeunesse, votre roman sur la solitude des hommes et celle des femmes ne constituerait-t-il pas une réinterprétation réaliste et pour tout dire, cynique, de l’érotisme solaire cher à René Depestre ?

 

J’aime bien votre manière d’essayer de comprendre le personnage de Jézabel. Cela me donne des idées pour approfondir le personnage. La fidélité serait-elle la porte ouverte vers la l’indifférence, la froideur ? Jézabel vit-elle très mal sa conception de la fidélité qui lui a certainement été imposée par la société ? Il n’est pas dit aussi comment elle a rencontré Carl Vausier et dans quelles circonstances ils sont arrivés à se marier, ce qui sera peut-être raconté dans un prochain roman, car le personnage de Carl Vausier m’intéresse. C’est un prétexte pour moi de me pencher sur ma propre vie. Mes errements. Mes peines. Mes joies. Mes désillusions.

Pour en revenir à Jézabel, vous remarquerez que Carl Vausier, à un certain moment, est courtisé par des soupçons et il se met effectivement à surveiller sa femme. Mais il abandonne bien vite cette éprouvante activité, pris dans son écriture et dans le tourbillon de la vie en Haïti. Cette vie qui lui donne mal au cœur, car il découvre au fur et à mesure les mensonges politiques historiques qui fondent cette société profondément inégalitaire.

 

Dans votre dernier roman, le traumatisme provoqué par le séisme du 12 janvier 2010 rouvre toutes les blessures des personnages, jusqu’à réveiller le douloureux souvenir du massacre des vêpres de Jérémie. Dans votre Maudite éducation, vous dépeignez toutes les faiblesses, tant physique que psychologiques de Carl, comme issues de l’éducation austère et de la promiscuité qui règne dans sa famille. Considérez-vous, en définitive, que la fatalité du destin des haïtiens soit sociale, c’est-à-dire collective et immuable, ou bien pensez-vous que l’individu a encore une chance de pouvoir remédier à cette situation, et si oui, de quelle manière ?

 

Pour moi, il n’y a pas de fatalité. Il n’y a pas de destin. Il y a un ensemble de conditions aussi de nature psycho-sociologues qui font qu’une communauté s’enlise dans une situation. Chez nous c’est vrai que l’individu est noyé dans la collectivité. L’individu ne peut exister qu’en fonction de la collectivité si bien qu’on n’a plus des individus, mais des formes de cellules pensantes qui peuvent être comparées à des éléments d’une ruche. Encore qu’une ruche a un projet clair et bien défini alors que nous, nous n’en avons pas. Mon opinion est que l’individu doit exister, doit pouvoir produire de la pensée et aussi de la contestation pour qu’il puisse nourrir le collectif. L’individu doit être le moteur de la collectivité. L’individu, dès qu’il parvient à revendiquer son humanité, dès qu’il revendique son pouvoir sur les choses, dès qu’il se rebelle contre les pouvoirs, contre les divinités, dans le but de construire sa différence et son bonheur, peut remédier à toutes les situations.

 

Vos récits restent encore fortement marqués du sceau du réel merveilleux haïtien cher à Alejo Carpentier et à Jacques Stephen Alexis. Est-ce que vous pensez que de nos jours la spiritualité vaudou permet encore à vos concitoyens d’appréhender les mystères de leur quotidien, ou bien au contraire considérez-vous qu’avec la mondialisation des échanges et sa soi-disant post-modernité, votre pays a également basculé dans une conception nihiliste et mercantile de l’existence, où les croyances ne parviennent en définitive qu’à offrir des refuges aux extrémismes idéologiques, notamment religieux ?

 

Les mystères du quotidien ne peuvent être appréhendés que si on développe son niveau de conscience, niveau de conscience qui doit vous permettre de démêler l’écheveau des manipulations politiques, historiques et religieuses. La religion vous permet-elle d’atteindre ce niveau de confiance ? J’en doute. La spiritualité peut-être car dans certains cas elle peut laisser libre cours à la réflexion, à l’analyse personnelle. C’est vrai qu’aujourd’hui on oscille entre deux extrêmes. Un système basé sur l’avoir et un autre basé sur la croyance. Une conception nihiliste et mercantile de l’existence et de l’autre, une conception figée de la religion.

 

On en parle assez peu en Europe, mais après le premier tour des élections présidentielles, la situation politique semble s’être rapidement dégradée, en Haïti, pour devenir aujourd’hui très préoccupante. Comment expliquez-vous le faible taux de participation à ces élections (30 %) ? La légitimité du résultat de ces élections vous semble-t-elle compromise, certains candidats ayant d’ores et déjà fait part de leurs soupçons de fraude, voire de manipulation ?

 

La situation politique s’est effectivement dégradée depuis que le président Martelly qui n’a jamais réalisé les élections prévues durant son mandat s’est engagé dans une entreprise de continuité, en organisant finalement des élections pour porter au pouvoir un candidat de son choix. Des élections avec des fraudes massives pour arriver au but recherché, ce qu’une grande partie de la population a refusé. Malgré un appui de la communauté internationale au pouvoir en place, communauté internationale qui a fait preuve dans ce dossier d’une surprenante immoralité, le plan du pouvoir n’a pas pu se réaliser. Mais le pays est dans une situation d’instabilité qui fait peur à plus d’un.

 

Merci.