QUITTE A TUER AUTANT LE FAIRE DANS L’ORDRE, de Virginie LLOYD

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QUITTE A TUER AUTANT LE FAIRE DANS L’ORDRE, de Virginie LLOYD

L’équilibre du chaos

 

Comment une employée de bureau modèle, Lily Brooks, se laisse déborder par ses conflits personnels qu’elle ne parvient plus à contenir, et qu’elle décide de liquider dans une recherche éperdue du bonheur ? Un brin obsessionnelle, cette acharnée de la méthode va s’engager dans une lutte moderne contre l’injustice, à la recherche d’un bien-être qui va la faire déraper vers les affres du meurtre… et du malheur !

C’est ainsi que ce roman haletant et un brin déjanté de Virginie Lloyd nous fait découvrir les vertus libératrices et réjouissantes de la vengeance mûrement méditée et implacablement exécutée. Son roman qui ne pourrait être qu’un polar, suit en cela la trajectoire criminologique du passage à l’acte criminel : d’un simple ras-le-bol du harcèlement que lui fait subir son employeur qui la plonge dans une profonde méditation, elle en vient grâce à une information surprenante et un concours de circonstances saugrenu à passer au stade de l’idéation — à savoir passer vraiment aux choses sérieuses et de prendre la décision de le tuer, dans une situation de légitime défense — pour finalement passer à l’acte, mais d’une manière tellement élaborée technologiquement, qu’elle en atteint la jouissance de la maîtrise du crime parfait, se drapant du coup dans la cape de la justicière. C’est ainsi que dans un style oralisé, iconoclaste et subversif, Virginie Lloyd nous décrit la lente descente aux enfers de son héroïne qui, tout en étant une « chic fille », découvre Le bonheur dans le crime, pour paraphraser le titre d’une nouvelle de Jules Barbey d’Aurevilly… car Lily vient de découvrir qu’on pouvait transformer la haine en bonheur, en tuant l’être détesté. Ainsi, « Tuer permet d’offrir un avenir heureux. Meurtre remboursé par la sécu. Lily rend les gens heureux, peu importe la méthode. » Dans un texte qui laisse une grande place à la parodie cinématographique, Lily a néanmoins bien conscience du mal qui la ronge et l’empêche de vivre sereinement et de s’épanouir.

C’est l’autre grande qualité du roman de Virginie Lloyd que de proposer une action pleine de rebondissements — avec plusieurs meurtres ou tentatives de meurtre assez gores à la clé — tout en menant chez son héroïne une réflexion assez fine sur les origines de son trouble. Versée dans la pharmacopée par son métier de rédactrice de notice de médicaments (mais pas seulement), Quitte à tuer autant le faire dans l’ordre peut se lire assez paradoxalement comme une enquête, du point de vue d’une serial killeuse (d’où une inversion de perspective !), qui s’avère être, en réalité, un véritable cabinet de curiosités. Tout y passe : la chimie, la mécanique, l’ameublement : bref, les connaissances de Lily sont encyclopédiques, et c’est lorsqu’apparaissent ses troubles de la mémoire que son parcours devient véritablement préoccupant et chaotique. Car le lecteur peut s’en douter : on ne devient pas tueuse et amnésique sans raison personnelle valable, et malheureusement pour Lily, sa tendance meurtrière ne sera qu’un symptôme d’un traumatisme plus profond et plus lourd contre lequel, bien malgré elle, il lui faudra se débattre, et que viendra réveiller sa tentative de meurtre contre un homme qu’elle a identifié comme un prédateur.

En réalité, la personnalité de Lily — de même que l’écriture du roman de Virginie Lloyd — est beaucoup plus complexe. Elle incarne ce que nous pourrions qualifier d’équilibre du chaos, à savoir une jeune femme attachante qui aime la vie et partage la joie de vivre, comme elle le fait tous les jeudis avec ses amis de la maison de retraite, mais qui en même temps lutte pied à pied contre les souffrances insupportables qu’impose un ordre social injuste. Alors que le bonheur se partage et les beaux souvenirs soulage… tuer rend également heureux ! C’est cette harmonisation des contraires dans des contrepoints omniprésents (concordia discors) qui fait du roman de Virginie Lloyd, Quitte à tuer, autant le faire dans l’ordre, un roman baroque d’une intensité rare, qui a pu en dérouter plus d’un, dans la lignée des poèmes des Regrets de Du Bellay, ou encore des Voix intérieures de Victor Hugo. Très irrévérencieux et oral — avec ses blagues à deux balles —, il ne cesse en réalité de dénoncer les injustices de la société modernes, et les difficultés de chacun à y mener une vie sereine et épanouissante.

En définitive, son roman aborde la question de l’ambivalence entre le bien et le mal, dans un monde baroque où aucune loi ne semble plus être respectée, cela d’autant plus que ceux qui sont chargés de la dire la transgressent allègrement :

Lily se dit que le bonheur est sacrément sadique. Elle se met à ruminer intérieurement, bien décidée à descendre en flèche celui qui venait de la trahir.

— Un instant, le bonheur te tend ses bras audacieux et l’instant d’après, il t’étrangle. À quel moment est-il sincère ? Finalement le bonheur est bien plus cruel que la mort ou le meurtre. La mort est cash. Quand elle crève, elle crève. Elle n’est pas du genre à ressusciter à coup de prières ou d’eau bénite. Elle inscrit sur ta tombe, une date de fin. Pas celle du genre « à consommer de préférence avant », non, une vraie date, une date de péremption gravée dans la pierre juste séparée de ton jour de naissance par un joli petit trait d’union. Et le meurtre lui aussi est sincère. Un cœur perforé par un pic, un foie dissout par le poison, une tête fracassée sur le sol six étages plus bas, ça ne te déçoit pas. Je n’imagine pas la Grande Faucheuse renonçant à sa victime devant la caisse centrale avec son caddie.

— Bonjour, je vous rapporte cet article.

— Qu’est-ce qui n’allait pas ?

— Oh ! je ne sais pas trop. Je l’ai vu en rayon et Bam ! je l’ai acheté. Et puis l’ennui. On peut changer d’avis, n’est-ce pas ?

— Oh, oui, oui! Le client est roi! Et puis vous êtes l’une de nos meilleures clientes.

— Voilà, il est toujours dans son emballage d’origine. Vous pouvez vérifier, je ne l’ai pas noyé ni même décapité, il ne s’est pas pris de platane ou un truc dans ce genre, rien! Il est comme neuf!

— C’est parfait, un petit bip sur le code-barre et ça repart! Retour à l’envoyeur !

 

Et le bonheur dans tout cela, me direz-vous ? Il nous est expliqué par Henriette, dans son magnifique conte philosophique « Vermicelle » (page 217), mais qu’elle résume plus rapidement, à sa façon : « Le bonheur n’appartient à personne, il est l’ami de tous, en tout lieu, en tout temps. Et c’est bien pour cela qu’il vient à nous et qu’il s’en va sans prévenir. C’est qu’il en a du monde à satisfaire. »

Finalement, c’est en venant en aide à Vincent — parviendra-t—elle à l’aimer ? — que Lily réussira à comprendre son secret de famille, et à lever la malédiction mélancolique qui pèse sur sa vie, et dans un ultime coup de théâtre final, tragi-comique, très baroque lui aussi, pour retrouver le chemin de la vie.

C’est donc un magnifique premier roman que vient de nous livrer Virginie Lloyd, romancière indépendante. Haletant, l’action ne cesse de rebondir par d’incessants coups de théâtre, et sa tonalité humoristique vient alléger un propos en réalité très sombre et souvent désespérant sur la déchéance et l’immoralité de la condition humaine actuelle. Son écriture baroque constelle son texte de contrepoints, ce qui fait que chaque page, chaque paragraphe entre en écho avec une autre partie de son texte. On y retrouve aussi beaucoup de chiasmes et de paradoxes qui rendent impossible toute approche manichéenne.

Pour un premier roman, on est surpris par une écriture qui pose avec tant de conviction et de souffle son style et son esthétique. C’est là le signe d’une écriture déjà puissante, même si elle se cherche encore peut-être, mais qui indéniablement gagnera à être suivie.

 

Jérôme POINSOT

ISBN-13: 978-1790822263

QUITTE A TUER AUTANT LE FAIRE DANS L’ORDRE, de Virginie LLOYD