HOTEL DU BON PLAISIR

Publié le par Jérôme POINSOT

HOTEL DU BON PLAISIR
Comme de bien souvent, pour comprendre les romans de Raphaël Confiant, il faut commencer par la fin, ce qui nécessite, au mini

Comme de bien souvent, pour comprendre les romans de Raphaël Confiant, il faut commencer par la fin, ce qui nécessite au minimum de les avoir lus deux fois. Mais pour engager notre lecture par un début, nous dirons que l’Hôtel du Bon Plaisir est le roman d’une maison construite rue de la Commune de Paris par les sœurs Vigier de Lamotte, trois vieilles filles békés en rupture de voile qui, en raison d’un physique disgracieux et d’une simplicité d’esprit, ont décidé de consacrer le restant de leurs jours à soulager les maux dont souffrent les nécessiteux du quartier des Terres-Sainville.

 

Dans une galerie de portraits entremêlés, Raphaël Confiant retrace la chronique de ses habitants, en nous relatant, par touches successives, l’histoire de chacun d’entre eux. En brossant de la sorte ce panorama du peuple créole, il réalise un travail empreint d’humanité et de finesse, dont la psychologie n’a rien à voir avec les galeries caricaturales des types littéraires qu’on a trop souvent coutume de rencontrer chez Patrick Chamoiseau, par exemple. Or, cette chronique vient s’enrouler, tel un lierre exubérant, autour du récit de l’édification et de la vie de ce bâtiment qu’est l’Hôtel de la Charité Saint François de Sales. Comme celle de la Martinique, son histoire porte les stigmates de toutes les époques et tous les continents, formant ainsi une véritable métaphore filée de la société martiniquaise elle-même. Son nom change d’ailleurs à diverses reprises, au gré les époques : d’un pieux Hôtel de Charité tenu par de dévotes vieilles filles béké au début du XXe siècle, il devient une maison close pendant la deuxième guerre, sous l’administration, de triste mémoire, de l’Amiral Robert, pour porter le nom d’une fastueuse ville égyptienne, sous l’impulsion de la négritude, avant de trouver son appellation créole définitive, non exempte d’interprétations équivoques… Car contrairement à ce que prétend un discours antillais communément admis, le narrateur démontre ici que la Martinique possède une histoire qui lui est propre, depuis sa colonisation par Belain d’Esnambuc en 1635 jusqu’aux émeutes de décembre 1959, et que ce sont, en réalité, les créoles qui n’ont pas su la garder en mémoire… C’est pourquoi le lecteur assiste, trente-sept années durant, à l’existence des accidentés de la vie qui viennent trouver refuge à l’Hôtel de la Charité, au gré des aléas de leur nouvelle destinée dans l’En-Ville. Aux problèmes d’emploi et de logement qu’ils rencontrent — l’industrie sucrière est en crise — viennent se superposer les animosités engendrées par la promiscuité, tout comme les effrois du quimbois et des crimes : autant d’emblèmes au travers desquels le narrateur délivre imperceptiblement son message…

 

Ainsi, le meurtre de Nostre Homme interpelle l’inspecteur Montargis par sa mise en scène vaudou, le cadavre du défunt ayant été mutilé, une page de grammaire française remplaçant sa langue, à demi coupée. Quant au zombie qui hante le deuxième étage, il disparaît après que le propriétaire, Pierre-Marie de la Ramée, a payé la construction d’un troisième étage, en une quasi-réparation envers les descendants d’esclaves. C’était sans compter les visites intempestives d’un dorlis dont Léon Andrassamy apercevra les yeux bleus, ce permettra d’identifier l’origine ethnique de cet esprit criminel… Toutes ces péripéties n’empêcheront cependant pas, finalement, Louise-Julie de Lamotte d’inviter les occupants à s’acquitter d’un loyer pour pouvoir continuer à vivre dans cet ancien hôtel de la Charité…

Par ces illustrations, Raphaël Confiant aborde les fondements mêmes de la société martiniquaise, dont les comportements et les croyances magico-religieuses ouvrent la voie à une relecture de ses mythes fondateurs. C’est ainsi que tout le roman est parsemé de scènes de viol ou d’abus sexuels qui, en plus de plonger les personnages dans la stupeur ou la folie, expliquent pourquoi, dans ce pays, hommes et femmes se livrent à une impitoyable guerre des sexes, chaque partie tentant finalement de prendre le dessus sur l’autre. Aussi la chabine Justina Beausoleil, représentante de la structure familiale antillaise traditionnelle, matrilinéaire, déteste-t-elle les hommes et ses voisins de pallier, la famille Andrassamy parce que cette dernière a suivi instinctivement le modèle familial indien patrilinéaire, ce type de foyer étant par ailleurs le seul, aux yeux du narrateur, à incarner l’amour, la famille et la fidélité. Cette tension dans le rapport homme-femme va même jusqu’à contaminer la caste dominante puisque par leur détermination, les sœurs Vigier de Lamotte vont contester la prééminence de l’autorité masculine dans la caste blanche créole pour prendre leur vie en main. Ce sont donc les femmes qui, dans ce roman, occupent globalement le premier rôle dans la chaîne de la solidarité et la survie, puisque ce sont majoritairement elles qui offrent protection, même s’il se trouve également quelques hommes, moins nombreux, qui savent se montrer protecteurs. Enfin, apparaissent malgré tout deux figures fortes de père : celui de Nini Jolicœur et du beau-père du clarinettiste Jean-André Laverrière qui auront marqué à jamais l’imaginaire et la personnalité de leur enfant… De cette manière, après avoir interrogé tout en nuance et sous toutes les facettes le fonctionnement problématique de la famille martiniquaise, le narrateur en vient à se demander s’il est réellement possible d’édifier un pays, une culture et une identité sur les horreurs de l’esclavage, véritable « charnier à ciel ouvert ». Telles sont, à notre avis, les objections que soulève dans son roman Raphaël Confiant, pour les remettre en question.

 

En effet, si l’hôtel — métaphore de la société martiniquaise — a du mal à s’ériger, c’est néanmoins à partir de ses solides fondations en béton, coulées avec le sable noir des plages du Nord, qu’il parviendra au terme de son édification mouvementée. Or, c’est également du Nord du pays que provient Léon Andrassamy, assassin présumé d’un planteur à Basse-Pointe, quoique blanchi par la justice. C’est donc la résistance qui, aux yeux du narrateur, constitue le creuset véritable de l’identité créole : que ce soit dans le corps à corps quotidien de tout un chacun avec la déveine, l’engagement politique ou poétique d’Aimé Césaire, l’émeute ou le meurtre — qui n’est qu’une forme de démence à laquelle sont souvent exposés les personnages. Pourtant, dans ce roman, la folie n’interdit pas l’intelligence. C’est ce que démontre ce pauvre Bougre-Fou, que l’éclatante réussite au baccalauréat a fait basculer dans la déraison… Plus épris de philosophie que de littérature, il se récite sans cesse le Cahier d’un retour au pays natal ; selon lui, « l’heure du roman n’est pas encore venue pour le nègre qui n’a pas encore réussi à faire sa place et ne sait pas qui il est ».

Au-delà d’un style baroque et volontiers licencieux, Raphaël Confiant nous plonge ici dans une profonde et grave méditation où la philosophie et la morale occupent en réalité une place importante. De la remontrance liminaire de Louise-Julie à son beau-frère, en passant par le stoïcisme confucianiste de l’épicier chinois Huang-Ho, la sagesse créole des proverbes de Justina Beausoleil et les lectures philosophiques d’Étienne, c’est finalement le père de Nini Jolicœur, conteur de son état, qui illustre le mieux le tempérament philosophique de ce roman : lui qui, à travers ses contes, ne cherche pas seulement à distraire, mais à « s’interroger sur sa place dans le monde [et sur] la fragilité de l’existence humaine ». C’est de cette double intention divertissante et instructive que provient la forme de comédie de ce roman. (Rappelons que dès le XVIe siècle, les critiques considèrent que les comédies théâtrales proposent d’importantes leçons de morale puisqu’elles offrent de miroirs vivants de l’action humaine, en vue de l’édification des spectateurs.) D’une manière assez auto-réféerentielle (c’est-à-dire réfléchie), Raphaël Confiant démontre, en écrivant ce roman que dorénavant, dans la culture créole, le nègre a réussi à faire sa place et sait qui il est, amorçant de la sorte un renouveau de l’ordre des choses, celui revendiqué par Étienne Beauvallon.

 

Nous le voyons bien, cet appel à la créolité va bien plus loin que l’évocation de l’ensemble des péripéties dont l’hôtel est le cadre. À tel point que la bâtisse elle-même, par sa facture hétéroclite de béton, de brique, de fibrociment et de bois, cette bâtisse incarne la créolité, cette dernière lui ayant été également transmise de l’intérieur, par l’imprégnation de ses habitants. Alors que l’histoire de l’Hôtel, de facture linéaire et chronologique, avait été disséminée au sein du tourbillon anarchique des récits de la vie de chacun de ses locataires, ce concentré de créolité va finalement se trouver redistribué, après l’incendie, aux personnages dont seul le souvenir subsiste parmi les décombres, faisant d’eux les véritables piliers d’un édifice imaginaire, en une véritable archéologie de la culture.

C’est donc dans un complet renversement des catégories (vivant/inanimé) que la destruction de ce patrimoine intervient et le rend immatériel pour lui permettre de recouvrer une dimension culturelle et vivante. Restent au lecteur-philosophe des plages de mystère à interroger, s’il le souhaite. Faute de cela, sa lecture risque de s’arrêter sur les traces d’un Bougre-Fou enragé parti trouver refuge dans le caveau macabre et monumental d’un planteur blanc créole, alors que sur les ruines de ce formidable lieu de vie qu’était l’Hôtel du Bon Plaisir, est construit… un parking.

 

 

Fidèle à son inspiration carnavalesque, Raphaël Confiant nous livre ici un roman plein de vie et tout en finesse où, à chaque page, de contrepoints en descriptions circulaires commencées par le milieu, le lecteur peut trouver matière à rire et à réfléchir, dans un concentré de créolité qui, à bien des niveaux, se révèle exemplaire, tel un véritable conte philosophique, oui…

 

 

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