UNE EXPLOSION D'AMOUR

Publié le par Jérôme POINSOT

UNE EXPLOSION D'AMOUR
Il flotte comme un air d'Amérique du Sud sur la place d'Arezzo, depuis que l'ambassadeur du Brésil a dû libérer à la hâte son

Il flotte comme un air d’Amérique du Sud sur la place d’Arezzo, depuis que l’ambassadeur du Brésil a dû libérer à la hâte son précieux élevage de perroquets, il y a quelques décennies. Dans son roman somme, Éric-Emmanuel SCHMITT nous immerge dans la vie affective et sexuelle d’un quartier de Bruxelles mis en émoi par des lettres d’amour, distribuées par une colombe. C’est ainsi que ce qui ne devait n’être qu’une simple expérimentation littéraire - initier un roman épistolaire - tourne à la tragi-comédie, où chaque couple et chaque personnage donnent à voir et à entendre les raisons, conscientes ou inconscientes, qui animent sa vie, en une véritable encyclopédie illustrée de l’amour. Alors bien sûr, ce roman a pu donner à certains une impression de confusion brouillonne, incohérence qui, du point de vue du style n’existe pas, car son esthétique du fragment, tout comme son goût prononcé pour les inversions et les paradoxes « correspondent à la perfection, si l’expression de l’émotion parvient à prendre sa place exacte dans une forme parfaite[.] C’est que le Baroque [nous dit Philippe BEAUSSANT] a su concevoir des formes, en effet, destinées expressément à porter l’émotion : ce n’est pas le hasard ou le talent qui rendent possible cette conjecture, mais le fait que les structures formelles n’ont pas été inventées dans un autre dessein. Mais dès lors, l’émotion sacrée et l’émotion profane peuvent cheminer sur la même voie[1][1]. »

 

Et de fait, le roman baroque d’Éric-Emmanuel SCHMITT se déploie d’une manière polyphonique, suivant deux dimensions, l’une profane et l’autre sacrée, qui donnent à son roman toute sa dynamique. Car c’est un narrateur qui, à l’occasion de l’envoi de lettres anonymes, en profite pour faire éclater au grand jour tous les ressorts psychologiques et sociaux de la vie des riverains. Tel le détonateur d’une véritable bombe atomique, sa voix narrative balaie et bombarde le noyau de chaque personnage, pour en faire éclater le caractère et les apparences, pour en isoler deux particules affectives dont une sera systématiquement reprise, mais inversée, permettant ainsi le passage d’un paragraphe à un autre. Par ce pendulum narratif inverseur, l’énergie sentimentale et pulsionnelle des riverains de la place d’Arezzo éclate, en une véritable fission nucléaire. Le goût d’Éric-Emmanuel SCHMITT pour l’œuvre de Mozart reprenant le dessus, cette dynamique élémentaire d’explosion se trouve ployée pour restituer un mouvement initiatique et métaphysique où, à l’éclat intense du bonheur radieux qui s’annonce au devant de chaque personnage viennent succéder les affres de sa vérité profonde qui vont le plonger subitement dans le gouffre de sa propre misère, où chacun doit assumer sa propre déception et faire face à son propre dégoût, jusqu’au suicide. Telle est donc la tonalité apocalyptique de l’épiphanie qui fait battre le cœur du roman d’Éric-Emmanuel SCHMITT qui, sous les airs de la légèreté et du libertinage, s’avère en définitive une œuvre bien plus grave et plus profonde qu’il n’y paraît. « C’est pourquoi la manière dont [on lit] doit absolument tenir compte de ce goût pour les alliés ennemis qui construisent toute œuvre baroque, et dont la rhétorique amoureuse d’alors - qu’il faut prendre beaucoup plus au sérieux qu’on ne le fait - nous donne le modèle[2][2]. » Tout s’y trouve abordé : la psychologie d’abord, avec le poids déterminant des névroses, des répétitions transgénérationnelles, des carences affectives et des traumatismes, ainsi que les conflits d’addiction, puis l’idéologie - qu’elle soit politique, de classe ou encore sociale -, sans parler des multiples difficultés que rencontrent nos sociétés modernes pour aborder les épineuses questions du métissage, de la maladie ou encore des sexualités dites minoritaires… sans parler de la criminogénèse du viol !

 

C’est ainsi que ce magnifique roman s’achève sur un splendide bouclage narratif placé sous la double conjonction d’une déesse-mère et d’un camion de livraison, le sacré se dégonflant au profit d’un texte débordant de sensibilité et de tendresse et où les fragilités affectives des uns donnent leur puissance érotique aux autres, dans une spirale et une harmonie véritablement romantiques[3][3] et révolutionnaires…

 

© 2014, Jérôme POINSOT. Toute reproduction interdite sans l’autorisation de l’auteur.



[1][1][1] Philippe BEAUSSANT, Vous avez dit Baroque ?, Acte Sud, Babel, p. 31.

[2][2][2] Idem, p. 123, je souligne.

[3][3] « Le romantisme est la sagesse des tempéraments chauds. », p. 577.