LE MÉTISSAGE À CHAUD, Ma part de Gaulois de Magyd Cherfi.

Publié le par Joss Pentoscope

LE MÉTISSAGE À CHAUD, Ma part de Gaulois de Magyd Cherfi.
Ainsi lorsqu’un fait socio-historique et son équivalent idéologique trouvent une nouvelle forme de vie sous la plume d’un écri

Ainsi lorsqu’un fait socio-historique et son équivalent idéologique trouvent une nouvelle forme de vie sous la plume d’un écrivain, un rapport problématique s’établit entre le réfèrent initial, l’œuvre elle-même, le contexte où elle voit le jour et la motivation intime du créateur. La représentation renvoie nécessairement au rapport du sujet avec lui-même, par la médiation de l’Autre, et donc au problème identitaire : par un effet de déplacement, ou d’effacement, l’objet réel est décentré, ou refoulé, de sorte que le représentant tend à se substituer au représenté. C’est dire qu’en ce domaine il n’existe pas de vérité objective et d’interprétation unilatérale, même si certaines constantes de la représentation littéraire (…) peuvent être dégagées[1].

 

Le récit autobiographique de Magyd Cherfi, Ma part de Gaulois, aura constitué à la dernière rentrée littéraire, un véritable petit phénomène de librairie. Publié au mois d’août dernier par les éditions Actes Sud, il s’en était déjà écoulé à plus de 30 000 exemplaires à la fin du mois d’octobre, après avoir été sélectionné pour le prix Goncourt des lycéens et avoir reçu le prix du Parisien Magazine. Dans ce récit autobiographique, le parolier du groupe Zebda raconte son adolescence dans la cité des Izards, au nord de Toulouse, dans un récit qui permet de découvrir sans fard la difficulté de vivre dans un quartier populaire où la plupart des habitants sont issus de l’immigration d’Afrique du Nord ou appartiennent à la communauté des gens du voyage, installée non loin de là dans le camp de Ginestous. C’est donc à une confrontation bien réelle des cultures que nous invite le narrateur afin d’illustrer le malaise identitaire (névrose ou schizophrénie, au choix) dans lequel il a grandi jusqu’à parvenir à être le premier enfant de la cité à décrocher son bac, en 1981, alors que le suffrage universel portait au pouvoir François Mitterrand. Cette plongée dans cette banlieue de la relégation est d’autant plus intéressante qu’elle est peu connue du grand public et qu’elle permet d’avoir une perception assez précise de la violence dans laquelle a dû malgré tout grandir toute une frange de la jeunesse française, avant la marche des beurs pour l’égalité et contre le racisme.

 

 

 

Pour autant, la fidélité à son vécu de cette histoire sociale n’a pas empêché Magyd Cherfi de traiter son sujet avec une profonde humanité et un scrupule esthétique remarquable à plus d’un titre. Tout d’abord, parce qu’il aurait été facile de sa part de brosser le portrait pessimiste de la violence et pour tout dire, du mode de vie plutôt brutal dans lequel lui et tous ses compagnons d’infortune ont grandi. Rejetés par le mépris raciste de la société française giscardienne des années 70, chacun d’entre eux a tenté, à sa manière, de faire face aux difficultés et aux épreuves de son existence, en s’emparant des armes qui se trouvaient à sa portée. Si Magyd et Momo ont eu la chance de ne pas avoir eu de père violent et d’avoir pu compter sur l’affection et la vigilance de leur mère, ce qui leur a permis non seulement de pouvoir effectuer une scolarité intéressante et d’accéder à l’empathie, au respect de la dignité humaine et à une sensibilité pour la culture ou les arts, d’autres n’ont pas eu cette chance et n’ont pu prendre appui que sur le seul patrimoine qui était à leur disposition — leur corps —, pour soutenir leur contre-attaque, que ce soit par le sport, les métiers dits “manuels” ou encore la violence — pour ne pas dire la délinquance. Il en résulte un récit où règne en permanence une ambiance de confrontation des cultures et des êtres que Magyd Cherfi a magnifiquement su restituer : « On t’aime pas parce que tu nous ressembles et que tu cherches à ne pas nous ressembler ». Là où certains auraient voulu parler d’assimilation, Magyd Cherfi parle de métissage : « l’exception française c’est d’être français et de devoir le devenir. C’est donc à une chronique du métissage en terre toulousaine que Magyd Cherfi a consacré sa saga sur l’immigration.

Loin de n’être qu’une retranscription écrite pure et simple de faits réels survenus dans la cité, cette saga repose en réalité sur un principe esthétique très littéraire qui est le recours massif à une expression des contrastes, sur le passage permanent de l’humour à la menace ainsi que de la légèreté à l’horreur. On en arrive même à assister à des renversements complets de situation comme lorsque par exemple Mounir reproche à Magyd d’avoir écrits des poèmes à sa sœur Samia, après l’avoir copieusement frappé : « Je m’étais fait déboîter pour des prunes. (…) Il jouait à l’agneau, aussitôt je me suis senti loup. Les rôles s’inversaient. L’attirance et la répulsion jouaient des coudes » (76). Ainsi, c’est dans un état de désorientation complète que grandit le jeune Magyd, à la recherche de sa propre identité et de son propre désir : « Moi j’en perdais mon latin, fallait-il m’inquiéter vraiment ou au contraire pousser des hourras ? J’en étais là, désorienté, confondant l’impasse et l’issue » (57). Cette confusion des choses dans un monde brouillé où rien ne fait sens est typique de la mentalité baroque, telle qu’on a peut la retrouver dans la littérature du XVIIe siècle ou encore sous la plume d’écrivains haïtiens contemporains tels que René Depestre ou encore Gary Victor.

Cependant si le fils conducteur du récit est bien la réussite au bac du jeune Magyd, c’est en réalité aux aventures collectives de plusieurs groupes d’amis que nous convie son texte, ce qui lui donne la dimension sociale qui lui est si particulière. À la joyeuse équipe de copains d’enfance (Samir, Momo et Magyd), régulièrement traités de « pédés » tout au fil du texte par la sinistre bande de Mounir, de Saïd et de Fred le Gitan, vient répondre un trio de jeunes filles à la fois victimes de violences familiales et militantes des droits des femmes : Hélène, Agnès et Bija, alors que Magyd quitte régulièrement la cité pour se retrouver dans la quiétude d’un monde normal avec ses trois copains de lycée (Thierry, Paul et Bébert) qui forment ensemble un groupe de rock. Cependant, c’est avec ces personnages féminins que l’horreur sera poussée à son comble pour dénoncer des mentalités d’une autre époque et les sévices corporels qui sont réservés aux femmes dans ce quartier défavorisé où pullulent la misère humaine, la peur du lendemain et la débrouille au quotidien : « Je marchais dans les vapes et retrouvais ma rue pleine de soucis, de mères grosses et d’enfants crades (…) ». Afin de mieux mettre en lumière les causes sociales de cette violence quasi généralisée, le narrateur met en avant la haine de cette population défavorisée pour la langue française et la lecture, qui représentent à la fois une gigantesque supercherie (voir la saynète d’anthologie où les jeunes de l’association de soutien scolaire commentent la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, pour en arriver à la conclusion suivante : « Les hommes naissent libres et égaux en droits…(…) entre midi et deux (…), s’y font pas chier ! ») ainsi qu’un critère de sélection propre à l’Éducation nationale, critère jugé à la fois injuste et agressif (en un mot : arbitraire), autrement qualifié de « barrières à bicots ». Ainsi, la première raclée que reçoit le jeune Magyd lui fut administrée par la sinistre bande des trois « gastéropodes » alors qu’il lisait Une vie de Maupassant, sur un banc de la cité, alors que Bija, elle, est défigurée par son père et son frère pour voir lu chez elle Vingt-quatre heures dans la vie d’une femme de Stéphane Zweig…

 

S’il est très difficile d’entrer dans le détail d’un livre qui est à la fois très riche et en réalité assez complexe, il est cependant intéressant de constater qu’en plus d’être une écriture du contraste et de la confrontation, Ma part de Gaulois fait également la part belle à la mise en parallèles des fragments de textes qui la composent, et qui trouvent ainsi à se répondre et à entrer en résonance les uns avec les autres, souvent d’une manière contradictoire. C’est ainsi que le quatrain rédigé pour séduire Élise, la fille de l’épicière (35) — en échange de la promesse d’une gâterie — se trouve presque immédiatement télescopé par le poème pornographique de Gibon, dont le maître mot tient dans les trois affirmations suivantes (encore trois !) : « J’suis laid, je hais, je tue. » Ainsi, le narrateur tisse sa toile des aventures sentimentales de son jeune héros quand, après s’être fait copieusement tabasser par Mounir et ses acolytes qui lui ont fait visiter « le musée de la “baffe” » (72) pour avoir osé adresser des poèmes à sa sœur Samia, le jeune homme rend visite à Bija. Le cas de Bija pose en effet un grave dilemme à Magyd, qui est obligé de déployer des trésors de persuasion pour que les parents réfractaires laissent leurs filles sortir pour se rendre au soutien scolaire :

Pour les parents les plus récalcitrants, j’ai passé quelques coups de fil à des mamans complices qui me répétaient en arabe : “Mon fils, attention à ma fille.”

À cette phrase, le loup qui pressait mes couilles à se vider se faisait singe ou vieille guenon en charge d’un bébé Tarzan qu’allait sauver le peuple des forêts (…) Un quelque chose de la sirène de pompiers m’alertait du danger de jouer les don Juans dans une cour infestée de pièges à zizi. Le mot “confiance” devenait primordial (…) (105-6).

Condamné à devoir « bander honteux, » le jeune homme vient prendre des nouvelles de Bija alors qu’elle est hospitalisée à la suite de son passage à tabac par son frère et son père, pour avoir osé lire un livre chez elle (109). Or, à peine deux pages plus loin, lors d’un atelier théâtre qu’il anime, le jeune homme met en scène un récit de son fantasme, celui d’une gitane qui vit dans le bidonville du Ginestous : « J’étais haut comme trois pommes quand je l’ai vu la première fois, ma fée, mon bout de Cendrillon, une femme terrible qui m’a hanté longtemps » (112). Cette jeune femme qui n’a pas de nom affole alors le jeune garçon en raison de l’opulence de sa poitrine alors qu’elle arbore une taille de guêpe, et par le fait qu’elle porte en permanence des talons aiguille. Or, nous apprenons par la suite que « [s]a Gitane à la cuisse de daim » qui s’exprime comme une charretière, passe tout son temps à laver et à étendre le linge de son mari, de son beau-père, et de « tout ce qui portait le même patronyme » (115). Ainsi disposés, les portraits amoureux de Bija et de la Gitane forment un contrepoint dont la signification indique bien que ce n’est pas la liberté des mœurs qui fait qu’une femme est libre ou pas. Cette juxtaposition de ces deux portraits n’a rien à envier au hasard, puisque justement, la thématique du double, prise dans la tenaille de la contradiction, vient justement éclore au cœur de la description de cette gitane : « Ainsi, elle jumelait jour après jour de pleins paniers de chaussettes pas forcément jumelles » (115, je souligne). À l’aide de cette dérivation, le narrateur indique au lecteur qu’il a pleinement conscience de ce qu’il fait (auto-référentialité), et que même si cette duplication des portraits ne se fait pas à l’identique (comme pour les chaussettes), le lecteur doit établir un lien entre le portrait de Bija et celui de la Gitane, alors que dans la vie quotidienne, rien ne viendrait rendre possible un tel rapprochement. Cela montre bien à quel point les principes esthétiques du baroque gouvernent bien l’écriture du récit de Magyd Cherfi. D’ailleurs, le narrateur en arrive à définir le héros de sa saga, à la fin de son récit, dans la bouche de Momo, de la manière suivante :

La grande saga des babouins que tu vas écrire, la dynastie des mollusques à poils frisés. Ah il est beau le poète ! Ça veut être tout, l’ami des filles, le confident des lettrés et le complice de la racaille. Ah tu le connais pas, le Magyd, tiens écris (s’adressant à moi), je vais te le faire le vrai Magyd “je suis le podium et la cave, la fleur et le fumier, le maître et l’esclave, la pluie et le beau temps, le tout et le rien” » (254).

On pourrait citer encore de nombreux autres exemples où ce procédé du contrepoint est employé, mais il est un qui nous semble particulièrement significatif, justement parce qu’il se trouve être à l’origine et à la conclusion de son texte : il s’agit du motif de la faveur buccale. On se souvient qu’au début du roman, la toute première péripétie du récit concerne Élise, la fille de l’épicière, qui promet de faire une gâterie à Magyd s’il lui rédige un poème. Or, il se trouve qu’à la fin du roman, Magyd fait croire à ses amis Momo et Samir que Mounir et ses sbires l’auraient emmené chez des prostituées afin de célébrer son bac : « on a atterri chez une pute et on s’est fait sucer gratos » (251). En réalité, Magyd utilise ce récit plutôt scabreux comme un paravent mensonger pour avouer à ses amis que Mounir est venu lui demander d’accepter ses jeunes frères Youssef et Oualid à l’association de soutien scolaire. Au-delà du contrepoint que forment cette dernière péripétie avec la première, la dimension mensongère et pour tout dire rhétorique de ce procédé indiquent bien que ce récit n’est pas ancré dans la réalité, qu’il n’est pas un simple témoignage du passé de l’auteur, mais qu’il se déploie au contraire sur le plan de la fiction, régi par les principes esthétiques du baroque, tels qu’on les pratique habituellement dans la littérature romanesque, une caractéristique fondamentale du baroque littéraire étant de chercher à abolir la séparation entre les genres littéraires d’une part ainsi qu’entre réel et la fiction d’autre part. Pour aussi surprenant que cela puisse paraître au lecteur qui se trouve être victime d’un « effet de réel » vraiment imparable dans cette narration, le récit de Magyd Cherfi est commandé par des principes esthétiques et constitue donc bien ce qu’on appelle une auto-fiction (c’est-à-dire une pseudo autobigraphie romancée), ce qui lui donne le statut d’une œuvre d’art pleine et entière, comme le rappelle si justement Momo : « mais une œuvre d’art, c’est de la fiction… » (227).

 

 

 

L’autre élément qui rend le texte de Magyd Cherfi touchant, c’est son humanité. Alors que son esthétique du contrepoint semble mettre en relief l’aspect sordide et violent de la vie dans la cité, il permet en réalité de construire un équilibre entre les situations violentes d’une part, et la légèreté humoristique avec laquelle les personnages traitent d’autre part ces situations traumatisantes, ce qui donne à son texte cette tonalité si particulière de « doux amer ». Mais l’humour n’est pas la seule ressource employée par le narrateur pour nous représenter tous ces conflits du métissage. Dés lors que le lecteur accepte de remonter le fil de sa lecture et de rattacher les éléments contradictoires entre eux, ce qui semblait n’être qu’une accumulation d’impasses devient un véritable réseau signifiant et argumentatif sous-jacent. Arrivé à ce stade de la lecture, le lecteur est dès lors frappé par l’importance que jouent malgré tout les personnages féminins dans ce roman. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que Momo décide de choisir un extrait d’Antigone d’Anouilh pour se présenter à son audition d’entrée au conservatoire de théâtre : « Antigone (pièce politique, qu’il disait) d’Anouilh (qui) symbolisait la révolte des opprimés. / — Cette femme, c’est un symbole de la révolte, c’est nous, tu comprends (…) » (151). Les personnages féminins sont en réalité les véritables leviers subversifs de la contestation dans le récit, le jeune Magyd reconnaissant à propos de Bija qu’il « la savait inflammable à l’émancipation » (108). Le passage des personnages féminins à l’action, d’abord passives, en tant que « spectatrices de l’atelier théâtre », puis actives par la montée sur scène de Bija, aux côtés de Momo, par exemple, se retrouve également par les cours de science naturelle donnée par Hakima aux jeunes du quartier, sur la respiration (105). Ce sont en effet les jeunes filles et les mères qui, tout en donnant un peu d’air à la cité, la mettent en mouvement, elle et ses habitants, même si cela aboutit régulièrement pour eux à l’envie de la fuir. Il en va ainsi de la mère de Magyd, lorsqu’elle prépare son appartement pour la fête en l’honneur du bac de son fils : « L’air qu’elle respirait entrait jusqu’au plus profond de ses bronches. Son geste de lavandière était aérien, sa parole légère » (236, on remarquera le contrepoint que forme cette description avec l’autre image de la lavandière, celle de la gitane). En effet, dans ce récit, ce sont les femmes qui sauvent les hommes par leur capacité non seulement à exprimer leurs sentiments (ce qui dans le même mouvement féminise Magyd, Momo et Samir), mais surtout par leur capacité à écouter et à accueillir la parole de ceux qui sont en souffrance. Hélène est une figure emblématique de cette bienveillance féminine, lorsqu’elle commente après coup l’irruption grossière de Miguel à l’association, pour tenter de leur vendre un appareil photo volé : « Il est rigolo ce Miguel, a fait Hélène, quel humour ! Ce mec il est au trente-sixième dessous et toujours il sourit (…) C’est intéressant, c’est du langage et il en vaut un autre » (95-6). Et le narrateur de commenter : « J’aimais cette façon de ne jamais rien réduire sous prétexte d’indécence et de grossièreté, elle ouvrait son compas intellectuel au plus large et on en bénéficiait tous » (96, je souligne). Puis il conclut en précisant : « D’autres auraient dit : “Encore l’argumentaire des « excuses » !”, mais moi, j’aimais qu’on ait des “excuses”, j’en connaissais les bienfaits. Je découvrais l’empathie » (96) alors que quelques pages plus loin il reconnaît que son « empathie n’était pas si flagrante » (107) à l’égard de ces jeunes filles qui étaient victimes de violences familiales.

Quelles sont donc ces « excuses » invoquées par le narrateur qui nous rendent plus humaine cette population de la cité, en proie à la violence, et qui concernent-elles ? La première personne à en bénéficier est justement Miguel, un gitan. Alors que Nadia reproche aux garçons d’avoir toléré son intrusion dans l’association, Magyd est le premier à prendre sa défense en se “calquant” pour ainsi dire sur l’attitude empathique d’Hélène :

Ça m’a sidéré, j’hésitais entre une paire de gifles et la manière pédagogique qui veut qu’on soit patient, qu’on explique et qu’on recommence s’il le faut (…) c’est juste qu’ils sont très pauvres et pour le reste on leur a coupé l’eau et l’électricité, alors c’est vrai qu’il sent un peu. Tu vois, il faut toujours se demander pourquoi quelqu’un fait des bêtises ou pourquoi telle personne n’a jamais appris à lire ou à écrire, toujours se demander pourquoi quelqu’un a des problèmes dans la vie, c’est toujours dangereux de juger une personne à son apparence, nous, les Arabes, souvent ont est jugé à l’apparence (93)…

Ainsi, ce portrait de Miguel, « géant au cœur d’or qui adorait les mômes (…) serviable et presque courtois » (92) ne doit pas être lu comme celui un personnage isolé, mais comme le contrepoint du comparse de Mounir et de Saïd : Fred le Gitan, et doit même être rattaché au fantasme gitan du jeune Magyd, où la mère s’adresse à ses enfants d’une manière plus que brutale et menaçante : « Pour la marmaille qui lui collait aux basques elle rajoutait : Dégage, le con de ta mère, ou je t’arrache le cul avec la pointe de mon soulier » (115). Or on se souvient que dans le roman, Momo et Magyd reconnaissent que c’est à la fois la prévenance et la vigilance de leur mère qui leur a permis de grandir d’une façon plus humaine, plus civilisée. Comment dés lors les petits gitans pourraient grandir et s’épanouir alors qu’ils sont si peu considérés par leur famille, famille qui plus est leur organise des mariages arrangés (114) ? D’une façon à la fois non linéaire et fragmentée, le narrateur tente d’expliquer la situation sociale des familles gitanes, et fournit toutes les raisons possibles au lecteur pour qu’il comprenne mieux leur comportement, même s’ils ont cette fâcheuse habitude de s’exprimer à la première personne du pluriel (94), ce qui n’est en réalité qu’une anecdote qui permet mieux situer les personnages par rapport à la capacité de s’émouvoir et à exprimer la sensibilité qui est le propre de l’être humain. Grâce à Miguel, le narrateur permet de sortir le lecteur des préjugés racistes et des stéréotypes, tout en construisant un équilibre certes précaire, mais qui prouve bien que dans la cité, « c’est pas tout noir, c’est pas tout blanc », comme le chante si bien Bernard Lavilliers.

Après cette figure emblématique de la réhabilitation gitane qu’est Miguel, la narration s’attache à réhabiliter les ami(e)s de Magyd, issus de l’immigration maghrébine. Elle l’effectue sur deux plans successifs : d’abord sur le plan affectif, puis sur celui de l’éducation. Les personnages qui illustrent cette réconciliation des immigrés avec leur affect sont Momo et Bija. Alors que Bija est un exemple de figure sacrificielle de la femme dans la cité, « au bord de la dépression », Momo cherche à la soutenir en « lui fai[sant] du bien » (134) : « Elle aime le théâtre, moi aussi, on lit des pièces et on passe un moment sympa… Je t’assure qu’elle va beaucoup mieux. » En parlant de leur couple, le narrateur en vient à formuler cette image pour le moins surprenante de « deux blessures qui se lient » (121) tout en faisant reconnaître à Magyd que « c’était la première fois qu’un couple se formait voisin, voisine » (135). Malheureusement, l’échec de Momo à son concours d’entré au conservatoire d'art dramatique va venir réduire à néant cette émancipation affective : ulcéré par son échec, Momo gifle Bija (189), ce qui fait dire à Magyd : « on s’était liés sur un pacte d’élévation de l’esprit et on s’engluait désormais dans la bassesse faite homme » (190). Mais c’était sans compter sur la force de l’amour de Momo pour Bija qui, dans une scène alors en parfaite contradiction avec les mœurs amoureuses de la cité, présente à Bija ses excuses en public et l’embrasse (197). Ainsi, les péripéties du couple Bija-Momo auront permis au narrateur un triple coup de théâtre typiquement baroque, dont deux viennent transgresser les pratiques conjugales habituellement admises dans la cité, à savoir premièrement que deux beurs sortent ensemble, et que deuxièmement un homme présente ses excuses à sa femme après l’avoir battue.

Ce motif de l’émancipation et de l’humanisation par l’affect est repris à la toute fin du récit, lorsque Mounir vient demander à Magyd d’accepter ses petits frères à l’association de soutien scolaire, mais d’une manière cette fois-ci tout à fait contrapuntique, cette transgression se jouant désormais du côté masculin. En effet, après que Magyd a obtenu son baccalauréat de lettres, Mounir vient le féliciter et, pour ne pas perdre la face lui déclare : « hé tu sais que j’aurais pu l’avoir, le bac, j’étais bon en maths au lycée technique » (208). Loin de considérer cette déclaration comme une pure fanfaronnade, Magyd, prend le parti de Mounir qui pourtant l’a frappé durant toute son enfance pour déclarer à ses amis : « Mais vous voyez pas les gars que c’est une victoire ? Vous êtes aveuglés par la haine, regardez le bon côté, la victoire que c’est pour nous ! » (252). En réalité, pour Magyd, la victoire est double, puisqu’en ayant décroché son bac, non seulement il a réussi à attirer encore plus d’enfants de la cité à son association de soutien scolaire — dont les frères de Mounir —, mais de plus il a réussi à comprendre vraiment qui était Mounir, qui a été son voisin pendant une dizaine d’année, et de la terreur que faisait régner son père à la maison (257). Il suffit d’ailleurs au lecteur de revenir à la page 75 pour redécouvrir tout le bien que Mounir pense de l’éducation qu’il a reçue de son père. Enfin, il semblerait que cette nouvelle alliance entre Magyd et la famille de Mounir ait donné la possibilité à notre jeune lauréat d’accéder sans crainte, aux dires de ses amis, à la sœur de Mounir : Samia (« Hé, t’es toujours amoureux de ma sœur ? Je te la donne », 222). De cette manière, loin de chercher à juger ou à dire du mal des personnages violents qui sont socialement défavorisés, le narrateur cherche au contraire à les contaminer d’humanité à l’aide de son empathie, et de cette nouvelle compréhension mutuelle et sincère, parvient même à jeter les bases d’une alliance qui tendra à amener chacun d’entre eux à une condition meilleure.

 

 

 

Nous espérons que la lecture que nous venons de faire aura su montrer combien le récit de Magyd Cherfi, Ma part de Gaulois, n’a rien à voir avec un simple témoignage de sa vie d’adolescent et ne doit en définitive que très peu de choses à une éventuelle imitation du réel ou de sa simple critique. Pour certains, il est malaisé de qualifier ce type de récit : est-ce un roman ou une autobiographie ? Depuis une trentaine d’années maintenant, est réapparu un nouveau genre littéraire qu’on désigne sous le terme d’autofiction. Il s’agit en fait pour un auteur d’inventer une histoire qui reste bien fictionnelle, mais qui emprunte des éléments issus de son passé personnel. Mais la restitution de cette expérience passée n’a rien d’une photographie fidèle : elle se laisse capter, travailler et déformer par une esthétique qui est une vision artistique du monde. En l’occurrence, La part de Gaulois de Magid Cherfi est bien plus qu’une évocation de simples souvenirs d’enfance. Nous avons montré combien ses souvenirs ont été déformés pour proposer à son texte la forme baroque qui est si propre aux récits du métissage. D’une écriture de contrastes, il en arrive à saturer son texte d’antithèse, de paradoxes ou de contrepoints, et il n’y a qu’à ouvrir au hasard les pages de son livre pour en relever : « noir comme Nougaro ou blanc comme Amstrong » (23), « Samia, la sauvagerie la plus pure et l’orgueil à égale distance de la beauté » (73), « Tu nous les casses avec tes contes de fées et tes scénarios bidon, faut que t’écrives quelque chose de plus méchant, un truc qui nous concerne, qui a des couilles ! » (123), « Non je disais, un compromis, qu’il soit plus long en jours et moins en heures… » (173), « Une paix entre les frères ennemis se faisait jour à pas de fourmi, une lassitude pour les uns à donner des baffes et pour les autres d’en recevoir » (221), « Qu’est-ce que je suis bête de t’avoir fait moins bête… » (256). En plus d’être un texte écrit par un artiste des mots, ce roman de Magyd Cherfi rappelle la nécessité de combattre la violence et le racisme par la tendresse et l’instruction, tout en portant un regard sans complaisance et très incisif sur les réalités sociales de l’époque, à tel point qu’on y retrouve, en autres choses, la manifestation du principe de coupure cher à l’anthropologue René Bastide, spécialiste des questions du métissage, et du malaise identitaire qu’entraîne cette coupure sur les plans linguistiques et culturels (103, 127). Devant une telle maturité et une telle complexité baroque d’écriture, certains esprits chagrins pourraient se sentir avilis ou calomniés : qu’ils soient assurés que cette agression dont ils peuvent s’estimer victime est complètement étrangère à réalisation et pour tout dire, à l’intention même de Ma part de Gaulois, Magyd Cherfi n’ayant de cesse de

faire de [s]on fardeau des ailes » (259) et de faire « l’aller-retour des parvenus vers les parias. (…) je me sentais proche des mots mais pas si éloigné des “casseurs de dents”, c’était ma vérité à moi, l’impossible fusion, mais cette fois je me suis senti d’assumer ma schizophrénie, d’en faire une arme, oui c’est ça, porter ma maladie comme un étendard, c’est déjà ça que les autres ne feront pas ! Oui, être guéri d’être malade ! je serai ça. Le guéri imaginaire. C’est mieux que de pas savoir ce qu’on est (254).

 

Joss Pentoscope



[1] Chantal MAIGNAN-CLAVERIE, Le métissage dans la littérature des Antilles Françaises, Paris, Karthala, 2005 : 29.